7.

 

Le Halo VII roulait majestueusement à travers la plaine embrumée, soulevant sur son passage de petits tourbillons et volutes de vapeur qui semblaient s’attarder un instant sur ses tubes et ses espars, comme s’ils les quittaient à regret. La Roue géante laissait derrière elle un sillage provisoirement dégagé qui permettait d’apercevoir brièvement le paysage avant que la grisaille silencieuse ne se referme lentement.

Veppers flottait dans la piscine en regardant le paysage voilé, quelques collines s’élevant de la brume à une vingtaine de kilomètres. L’eau dans laquelle il était plongé frémissait au rythme des amortisseurs qui s’efforçaient de protéger sa cabine des cahots tandis que le Halo VII poursuivait sa progression à travers le brouillard.

Le Halo VII était une Roue, un véhicule conçu pour naviguer à travers les grandes plaines, les collines et les mers intérieures peu profondes d’Obrech, le principal continent de Sichult. Avec ses cent cinquante mètres de diamètre, sur une épaisseur de vingt mètres, le Halo VII ressemblait exactement à une grande roue de fête foraine qui se serait détachée de ses supports.

La Division planétaire des Industries lourdes de la Corporation Véperine (Sichult), produisait toute une gamme de modèles standard de Roues, de différentes tailles. La plupart servaient d’hôtels mobiles emportant les gens riches dans des croisières à travers le continent. Le Halo VII, la Roue personnelle de Veppers, était le modèle le plus luxueux et le plus impressionnant de la gamme sans moyeu. Son diamètre n’était pas supérieur à celui des autres, mais elle était équipée de trente-trois nacelles au lieu de trente-deux.

Les cabines séparées du Halo VII abritaient de somptueuses suites, des salles de banquet et de réception, deux piscines-saunas, des gymnases, des terrasses fleuries, des cuisines et des potagers, une nacelle de commandement et de communications, des unités énergétiques et techniques, des garages pour les voitures, des hangars pour les aérocars et les hors-bord, voiliers et mini-sous-marins, et des quartiers pour l’équipage et les domestiques. Bien plus qu’un moyen de transport, le Halo VII était un palace ambulant.

Au lieu d’être simplement fixées à la circonférence de la Roue, les trente-trois voitures pouvaient changer de position selon les caprices de Veppers ou les nécessités imposées par le paysage traversé. Pour négocier les pentes abruptes, quand il n’y avait pas de route prévue pour les Roues, les nacelles les plus lourdes étaient descendues près du sol pour éviter que le véhicule ne s’incline de façon inquiétante. Perché au sommet dans une nacelle d’observation montée sur cardans, Veppers prenait souvent un malin plaisir à terroriser ses invités au cours de la manœuvre. Passer entre deux cabines pouvait ne nécessiter qu’un pas quand on les avait rapprochées l’une de l’autre, ou tout un trajet dans l’un des nombreux ascenseurs circonférentiels qui empruntaient un anneau plus petit installé à l’intérieur de la structure principale de la Roue.

Veppers contemplait les lointaines collines bleutées en se demandant si elles lui appartenaient.

— Sommes-nous encore dans la propriété ? demanda-t-il.

Au bord de la piscine, Jasken se tenait poliment un peu à l’écart pour ne pas gêner la vue de son maître. Il scrutait le paysage brumeux à travers ses lentilles macrosculaires qui lui permettaient de zoomer sur les détails et de voir la signature thermique (essentiellement froide), ainsi que de repérer les éventuelles sources radio.

— Je vais poser la question, dit-il.

Il murmura quelques mots et posa le doigt sur le bouton de son oreillette en écoutant la réponse.

— Oui, monsieur, dit-il enfin à Veppers. Le capitaine Bousser nous informe que nous sommes à une trentaine de kilomètres à l’intérieur des limites du domaine.

Il tapota sur un petit clavier incrusté dans le plâtre qui recouvrait son bras gauche, et superposa une grille sur la vue que lui présentaient ses macrolentilles. Une trentaine de kilomètres, c’était bien ça.

Le capitaine Bousser, qui commandait le Halo VII, était une femme. Jasken la soupçonnait d’avoir été recrutée pour ses charmes physiques plutôt que pour ses compétences professionnelles, et c’est pourquoi, chaque fois que cela était possible, il vérifiait ses affirmations dans l’espoir de la prendre en défaut et de convaincre Veppers de son inadéquation au poste. Sans succès pour l’instant.

— Hmm, fit Veppers.

Maintenant qu’il y réfléchissait, il se fichait pas mal que ces collines soient à lui ou non. Il leva machinalement la main pour suivre du bout des doigts la pellicule prothétique destinée à remplacer le bout de son nez en attendant que la chair et les cartilages aient repoussé. C’était une excellente imitation, surtout avec un peu de maquillage, mais il continuait d’y penser. Il avait annulé quelques rendez-vous et reporté de nombreux autres dans les jours qui avaient suivi le fiasco de l’Opéra.

Cette histoire avait été un vrai désastre. Ils n’avaient pas pu faire complètement le silence autour de cette affaire, naturellement, surtout quand il avait dû annuler aussi brusquement le rendez-vous qu’il avait le soir même. Le Dr Sulbazghi avait concocté une fable selon laquelle Jasken avait accidentellement tranché le bout du nez de son maître au cours d’une séance d’escrime.

 

— Il faudra bien que ça fasse l’affaire, concéda Veppers alors qu’il était allongé dans la suite médicale au cœur de sa résidence d’Ubruater, moins d’une heure après que la fille l’eut attaqué.

Il était douloureusement conscient que sa voix avait un son étrange, à la fois étouffé et nasal. Sulbazghi était en train de mettre un pansement sur son nez après avoir appliqué un gel préparatoire coagulant, antiseptique et stabilisateur. On avait appelé un spécialiste en chirurgie esthétique qui était en route. Le corps de la fille avait déjà été mis dans une housse et déposé dans le congélateur mortuaire. Le Dr Sulbazghi s’occuperait plus tard de les en débarrasser.

Veppers tremblait encore un peu malgré la piqûre que lui avait faite Sulbazghi pour atténuer le choc. Tandis que le médecin s’occupait de lui, il réfléchissait. Il attendait Jasken, qui revenait de l’Opéra après s’être assuré que tout était en ordre et que chacun savait exactement ce qu’il avait à dire.

Il n’aurait pas dû tuer la fille. Cet acte avait été stupide et irréfléchi. Dans les rares occasions où ce genre de chose s’avérait nécessaire, on ne devait jamais s’impliquer directement. C’était à ça que servait l’art de déléguer, et la raison d’être de gens comme Jasken – et ceux qu’il employait spécialement pour ce genre de travail. Il fallait toujours être en position de pouvoir nier, toujours agir par personne interposée, avoir toujours un alibi solide.

Mais il avait été trop excité par cette chasse, par le fait que la fugitive était si proche et acculée dans le bâtiment de l’Opéra, n’attendant pratiquement plus que d’être capturée. Bien sûr qu’il avait voulu se joindre personnellement à la chasse, à la curée !

N’empêche, il n’aurait pas dû la tuer. Il ne pensait pas tant à sa valeur, ni au gâchis de temps et d’argent que sa mort représentait, mais surtout à quel point c’était embarrassant de l’avoir perdue. Les gens remarqueraient son absence. Pour étouffer l’affaire, on avait raconté qu’après sa visite chez le couturier, elle était tombée malade – les gens des relations publiques avaient laissé entendre qu’il s’agissait d’une affection rare qui ne touchait que les Intaillés.

À présent, ils allaient devoir annoncer qu’elle en était morte – ce qui entraînerait des problèmes avec la Guilde des chirurgiens, les assureurs et peut-être même les avocats de la clinique qui s’était chargée de son intaillement –, ou adopter la solution encore plus humiliante de reconnaître qu’elle s’était enfuie. Il avait envisagé un instant de dire qu’elle avait été enlevée, ou qu’on l’avait autorisée à se retirer dans un couvent, ce genre de chose, mais ces deux scénarios conduiraient à beaucoup trop de complications.

Au moins, il avait récupéré les couteaux. Ils étaient toujours glissés dans sa ceinture. Il en toucha les manches, pour s’assurer qu’ils étaient encore bien là. Jasken avait voulu qu’il s’en débarrasse. L’imbécile… Pas besoin de se débarrasser de l’arme du crime quand on va se débarrasser du corps. Lui voler ses couteaux… quelle impudence ! Finalement, elle n’était qu’une sale petite ingrate de voleuse. Et elle l’avait mordu, en plus ! Elle avait peut-être même essayé de le mordre à la gorge pour le tuer ! Comment cette petite salope avait-elle osé ? Comment avait-elle osé le mettre dans une situation pareille ?

Il était content de l’avoir tuée. Et pour lui, cela avait constitué une première. Prendre lui-même la vie de quelqu’un était une des rares choses qu’il n’avait encore jamais faites. Quand la poussière serait retombée, une fois que son nez aurait repoussé et que les choses seraient redevenues normales, il lui resterait quand même ça.

Il lui revint qu’avant de la prendre pour la première fois de force, une dizaine d’années plus tôt, il n’avait encore jamais violé personne – il n’en avait jamais eu besoin –, ce qui fait qu’il lui devait deux premières. S’il s’était senti d’humeur généreuse, il aurait reconnu que c’était une sorte de compensation pour les souffrances et l’inconfort qu’elle lui avait causés.

C’était quand même quelque chose de faire ça, de plonger un couteau dans quelqu’un et de le sentir mourir. On avait beau être fort, ça vous secouait… Il voyait encore le regard de la fille tandis qu’elle agonisait.

Jasken revint et retira ses macrolentilles. Il fit un signe de tête aux deux Zeïs qui gardaient l’entrée de la suite médicale.

— Il va falloir que tu sois blessé toi aussi, Jasken, dit aussitôt Veppers en jetant un regard furieux vers son chef de la sécurité, comme si tout cela était sa faute.

Ce qui, maintenant qu’il y réfléchissait, était bien le cas. C’était la responsabilité de Jasken de garder un œil sur la petite fille gribouillée, et de veiller à ce qu’elle ne s’échappe pas.

— On va dire que tu m’as coupé le nez dans une séance d’escrime, mais il ne faudrait pas que les gens croient que tu m’as vaincu. Tu vas devoir perdre un œil.

Le visage de Jasken, qui était déjà pâle, devint livide.

— Mais, monsieur…

— Ou un bras cassé, quelque chose de sérieux.

Le Dr Sulbazghi hocha la tête.

— Le bras cassé, je pense, dit-il en regardant les avant-bras de Jasken comme s’il s’apprêtait à choisir pour Veppers.

Jasken le fusilla du regard.

— Monsieur, je vous en prie… dit-il à Veppers.

— Vous pourriez lui faire une fracture bien nette, n’est-ce pas, Sulbazghi ? demanda Veppers. Qui guérirait rapidement ?

— Très facilement, répondit Sulbazghi avec un petit sourire adressé à Jasken.

— Monsieur, dit celui-ci en se redressant de toute sa taille, un tel acte compromettrait mes capacités à vous protéger, au cas où nos autres mesures de sécurité seraient défaillantes et où je me trouverais seul entre vous et un agresseur.

— Hmm, il y a du vrai là-dedans, dit Veppers. Mais il nous faut pourtant quelque chose. (Il réfléchit un instant.) Que dirais-tu d’une balafre ? Sur la joue, où tout le monde pourrait la voir ?

— Il faudrait une belle balafre bien profonde, dit le Dr Sulbazghi d’une voix posée. Sans doute permanente. (Il haussa les épaules en voyant le regard furieux de Jasken.) Pour que ce soit vraiment équitable, expliqua-t-il.

— Puis-je suggérer un faux plâtre, pendant une quinzaine de jours ? dit Jasken en tapotant son bras gauche. Cette histoire de bras fracturé tiendrait toujours, mais je ne serais pas vraiment handicapé. (Il sourit froidement au médecin.) Je pourrais même y dissimuler des armes supplémentaires, pour les situations d’urgence.

Une suggestion qui plut à Veppers.

— Excellente idée, dit-il. Faisons comme ça.

 

À présent, tandis qu’il flottait dans la piscine au sommet du Halo VII, en tâtant l’étrange surface tiède de sa prothèse, Veppers sourit en repensant à cette discussion. Le compromis proposé par Jasken avait été raisonnable, mais rien que de voir sa tête quand il avait cru qu’on allait lui crever un œil ou lui casser le bras… cela avait été un des rares moments de plaisir dans cette soirée catastrophique.

Il regarda de nouveau les montagnes. Il avait ordonné qu’on maintienne la nacelle de la piscine au sommet de l’immense véhicule pendant qu’il se livrait à sa natation matinale. Il fit demi-tour et nagea vers l’autre bord, où l’une des perles de son Harem s’était endormie sur une chaise longue, emmitouflée dans un peignoir de bain.

Veppers était sincèrement convaincu de posséder le meilleur Harem de dix filles de tout l’Habilitement. Celle-là, qui s’appelait Pleur, était spéciale même au sein de cette auguste sélection. C’était une des deux Impressionnistes, capable de prendre l’apparence et d’adopter le comportement de n’importe quelle femme célèbre dont il s’était récemment entiché. Bien sûr, il avait eu sa part – largement plus que sa part, comme il le reconnaissait bien volontiers – de vedettes de l’écran, de chanteuses, danseuses, présentatrices, athlètes et parfois même de politiciennes sexy. Mais ces conquêtes prenaient beaucoup trop de temps. Les femmes vraiment célèbres, même quand elles étaient accessibles et sans aucun attachement, s’attendaient à ce qu’un homme leur fasse la cour, quand bien même il serait le plus riche de l’Habilitement, et il était donc généralement plus simple de demander à une de ses Impressionnistes de se modifier – et de se faire modifier par des chirurgiens quand le changement risquait de prendre trop de temps – pour ressembler à la beauté qu’il convoitait. Après tout, ce n’était pas vraiment leur esprit qui l’intéressait, et cette méthode avait l’avantage de remédier aux éventuels petits défauts physiques de l’original.

Tout en nageant, Veppers leva les yeux vers Jasken et fit un signe vers la fille endormie, qui avait en ce moment l’aspect physique – très inhabituel pour Veppers – d’une universitaire. Pleur avait pris récemment l’apparence d’une femme à la beauté sévère qui enseignait l’eugénisme à Lombe. Veppers l’avait remarquée quelques mois plus tôt lors d’un bal donné à Ubruater, mais elle avait fait preuve d’une obstination agaçante à rester fidèle à son mari, malgré tous les cadeaux et flatteries qui d’ordinaire lui permettaient de tourner la tête de n’importe qui (y compris celle des maris, pour qu’ils regardent simplement ailleurs).

Jasken s’approcha de Pleur tandis que Veppers atteignait le bord, où il lui mima ce qu’il devait faire.

Jasken hocha la tête et saisit l’arrière de la chaise longue. À peine gêné par son plâtre, il la souleva brusquement et précipita la jeune femme dans l’eau. Pleur poussa un cri étranglé. Veppers riait encore en retirant le peignoir de la fille qui se débattait quand Jasken fronça les sourcils en posant un doigt contre son oreille. Il s’agenouilla au bord de l’eau et fit de grands gestes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? cria Veppers agacé. (Une des mains de Pleur frôla sa joue et lui éclaboussa le visage.) Pas sur le nez, espèce d’idiote !

— C’est Sulbazghi, dit Jasken. C’est de la plus haute urgence.

Veppers était beaucoup plus grand et plus fort que Pleur. Il la saisit et la fit pivoter, la tenant étroitement serrée contre lui tandis qu’elle les invectivait tous les deux, tout en toussant et en recrachant de l’eau.

— Qu’est-ce que c’est ? Un problème à Ubruater ? demanda Veppers.

— Non, il est en route pour nous rejoindre en aérocar, à quatre minutes d’ici. Il ne précise pas pourquoi, mais il insiste sur le caractère d’extrême urgence. Dois-je dire à Bousser de faire monter la plate-forme d’atterrissage ?

Veppers poussa un soupir.

— Oui, puisqu’il le faut. (Il réussit enfin à retirer le peignoir de Pleur. Elle avait maintenant repris son souffle et cessé de se débattre.) Va l’accueillir, dit-il à Jasken qui se retira aussitôt.

Veppers poussa la jeune femme nue vers le bord de la piscine.

— Quant à toi, jeune fille, dit-il en lui mordant le cou suffisamment fort pour lui arracher un cri, tu as été vraiment très, très vilaine.

— C’est vrai, reconnut Pleur qui savait exactement ce que Veppers voulait entendre. Vous allez devoir me punir, n’est-ce pas ?

— Exactement. Mets-toi en position. (Il repoussa le peignoir de côté tandis que Pleur posait les deux mains sur le rebord.) Je n’en aurai pas pour longtemps ! cria-t-il à Jasken.

 

Encore un peu essoufflé, auréolé de la satisfaction du désir assouvi et encore dégoulinant sous son peignoir, Veppers se pencha pour examiner l’objet que le Dr Sulbazghi tenait dans sa main jaunâtre. Dans le salon luxueusement meublé, il n’y avait que lui, Sulbazghi – qui portait encore sa blouse de laboratoire, ce qui était rare –, Jasken et Astil, le valet personnel de Veppers. Dehors, au-delà des épais coussins de brocart, des chandeliers de cristal et des voilages brodés d’or, on apercevait la brume qui se dissipait lentement tandis que la Roue poursuivait son voyage dans la lumière de l’aube.

— Merci, Astil, dit Veppers en prenant la tasse d’infusion glacée qu’il lui tendait. Ce sera tout.

— Monsieur, dit Astil en saluant avant de se retirer.

Veppers attendit qu’il soit parti avant de demander :

— Alors, dites-moi, qu’est-ce que c’est que ça ?

L’objet en question ressemblait à une pelote de fils très fins, d’une couleur argentée avec des reflets bleutés. En le froissant dans la main, songea-t-il, on pourrait en faire une boule grosse comme un caillou, si petite qu’on pourrait sans doute l’avaler.

Sulbazghi avait l’air fatigué, usé, presque maladif.

— On l’a retrouvé dans le four, dit-il en se passant la main dans ses cheveux en bataille.

— Quel four ? demanda Veppers.

Il était venu ici en pensant que ce serait encore une de ces affaires qui semblaient terriblement importantes à ceux qui l’entouraient, mais auxquelles il se contentait de jeter un coup d’œil avant de leur dire de s’en dépatouiller eux-mêmes. Après tout, il les payait pour ça. Mais en ce moment, rien qu’à en juger par la tension dans la pièce, il commençait à se dire qu’il s’agissait peut-être d’un vrai problème.

— Il n’aurait rien dû en rester, dit Jasken. Quelle température… ?

— Je veux parler du four crématoire de l’Hôpital Mémorial Veppers, dit Sulbazghi en se frottant le visage sans oser croiser le regard de son maître. Notre amie, de l’autre soir.

Grands dieux, la fille… comprit Veppers en sentant une petite crispation au creux de l’estomac. Qu’est-ce qu’elle a encore inventé ? Est-ce que cette petite garce allait continuer de l’embêter depuis le royaume des morts ?

— Très bien, dit-il lentement. Une bien triste affaire, nous en sommes tous d’accord. Mais qu’est-ce que… (il montra les fils argentés que Sulbazghi tenait toujours dans la main)… cela vient faire dans cette histoire ?

— C’est ce qui est resté de son corps, dit Sulbazghi.

— Normalement, il n’aurait rien dû en rester, insista Jasken. Pas si la température du four était…

— Je vous dis que le four était à la bonne température ! cria Sulbazghi d’une voix stridente.

Jasken retira ses macrolentilles d’un air furieux. Il semblait prêt à se battre.

— Messieurs, je vous en prie, dit calmement Veppers avant que Jasken n’ait pu répliquer. (Il se tourna vers le médecin.) Aussi simplement que vous le pourrez, Sulbazghi, avec des mots que je puisse comprendre, qu’est-ce que c’est que ce machin ?

— C’est un lacis neural, répondit le médecin qui semblait épuisé.

— Un lacis neural, répéta Veppers.

Il avait entendu parler de ce genre d’appareil que les aliens hautement avancés, qui avaient commencé leur évolution en tant que petites masses molles et biochimiques – comme les Sichultiens, par exemple – et qui n’avaient pas voulu se télécharger dans un nirvana ou le néant, ce genre de chose, utilisaient pour s’interfacer avec des intelligences artificielles ou enregistrer leurs pensées, ou même quand ils voulaient sauvegarder leur âme ou leur état mental.

— Vous voulez dire que la fille avait un lacis neural dans la tête ?

En principe, c’était impossible. Il était illégal pour un Sichultien d’avoir un lacis neural. Grands dieux, même ces foutues toxiglandes étaient illégales sur Sichult.

— C’est ce qu’il semblerait, répondit Sulbazghi.

— Et on ne s’en est jamais aperçu ? (Veppers regarda fixement le médecin.) Sulbazghi, vous avez dû la scanner une bonne centaine de fois, pourtant ?

— Ces appareils sont indétectables avec le matériel dont nous disposons, répondit Sulbazghi. (Il contempla un instant l’objet dans sa main, et il laissa échapper un petit rire triste.) C’est déjà un miracle que nous puissions le voir à l’œil nu.

— Qui le lui a installé ? demanda Veppers. Les cliniciens ?

— Non, fit Sulbazghi, c’est impossible.

— Qui, alors ?

— J’ai mené une rapide enquête depuis que Sulbazghi m’en a informé, dit Jasken. Nous avons besoin d’aide dans cette affaire, monsieur. Quelqu’un qui connaisse bien ce genre d’objet.

— Xingre, dit Sulbazghi. Il doit le savoir, ou en tout cas, il saura plus facilement comment procéder pour le découvrir.

— Xingre ? répéta Veppers en fronçant les sourcils.

Le négociant jhlupien et consul honoraire était son principal contact avec la civilisation aliène la plus proche de l’Habilitement. Jasken avait une expression maussade que Veppers connaissait bien. Elle signifiait qu’il était obligé d’être d’accord avec Sulbazghi. Les deux hommes savaient qu’il fallait garder la plus grande discrétion possible sur cette affaire. Pourquoi voulaient-ils donc y mêler l’alien ?

— Il le saura peut-être, dit Jasken. Mais le point important, c’est qu’il sera capable de déterminer si cet objet est bien ce qu’il semble être.

— Et qu’est-ce qu’il semble être, nom d’un chien ? demanda Veppers.

Jasken hésita un instant.

— Ma foi, dit-il enfin, on dirait bien qu’il s’agit d’un… d’un lacis neural, le genre de chose dont se sert la soi-disant « Culture ». (Il fit une grimace. Veppers le vit grincer des dents.) C’est difficile à dire, mais il pourrait s’agir d’un faux. Avec notre technologie…

— Pourquoi diable quelqu’un se donnerait-il la peine de fabriquer un faux lacis ? intervint Sulbazghi.

Veppers le calma d’un geste de la main. Jasken lança un regard mauvais au médecin, mais il poursuivit :

— Il est impossible d’en être sûr, et c’est pourquoi nous pourrions avoir besoin de Xingre et du genre de matériel d’analyse et de diagnostic auquel il a accès, mais on dirait bien que c’est un de leurs appareils. Un appareil de la Culture.

Veppers les regarda l’un et l’autre.

— Un appareil de la Culture ? répéta-t-il.

Il tendit la main pour que Sulbazghi lui passe l’engin. Plus il l’examinait de près, plus il voyait de filaments toujours plus fins, qui bifurquaient à partir des filaments principaux déjà presque invisibles. Le tout était remarquablement doux, et semblait ne rien peser.

— C’est fortement probable, confirma le médecin.

Veppers soupesa la pelote dans sa main. Une touffe de cheveux aurait pesé plus lourd.

— Très bien, dit-il enfin. Mais qu’est-ce que ça signifie ? Elle n’était pas citoyenne de la Culture, quand même ?

— Non, dit Sulbazghi.

— Et… elle ne semblait pas capable d’interfacer avec des équipements… ?

Veppers se tourna vers Jasken qui se tenait à présent avec son plâtre contre la poitrine et le coude de l’autre bras posé dessus. Il se frottait le menton d’un air songeur.

— Non, dit encore Sulbazghi. Elle ne savait peut-être même pas qu’elle avait cet appareil dans la tête.

— Quoi ? fit Veppers. Mais alors, comment… ?

— Ces choses se développent à l’intérieur du corps, dit Jasken. Si c’est bien ce que nous pensons, il aura commencé sous forme de graine, et aura ensuite poussé autour de son cerveau et à l’intérieur. Une fois arrivé à maturité, un lacis neural est connecté avec pratiquement chaque cellule du cerveau, chaque synapse.

— Mais pourquoi n’avait-elle pas la tête grosse comme une corbeille de fruits ? demanda Veppers.

Il sourit, mais aucun des deux hommes ne réagit. C’était très inhabituel, et assez inquiétant.

— Ces choses ne représentent qu’un demi pour cent de la masse totale du cerveau, expliqua Jasken. Même celui que vous voyez là est essentiellement creux. En place dans le cerveau, il serait normalement rempli de fluides ou de matière cérébrale. Les filaments les plus fins sont si microscopiques qu’ils sont invisibles à l’œil nu, et de toute façon, ils auront été détruits dans le four.

Veppers contempla cet étrange appareil qui semblait si insignifiant.

— Mais qu’est-ce qu’il faisait dans son cerveau ? À quoi servait-il ? Dans la mesure où nous sommes certains que ça ne lui donnait pas de superpouvoirs ou je ne sais quoi.

— Ces choses sont utilisées pour enregistrer l’état mental d’une personne, dit Jasken.

— L’âme, à défaut d’un terme plus approprié, ajouta Sulbazghi.

— C’est ce qui permet aux Culturiens de se réincarner quand ils meurent de façon inopinée, précisa Jasken.

— Oui, je sais tout ça, dit patiemment Veppers. J’ai moi-même jeté un coup d’œil à cette technologie. N’allez pas croire pour autant que je sois envieux, ajouta-t-il en essayant un autre sourire.

Toujours pas de réaction. Décidément, l’affaire devait être grave.

— Eh bien, dit Jasken, il n’est pas impossible que cette information – l’enregistrement de son état mental – ait été transmise ailleurs au moment de sa mort. Après tout, c’est à ça que servent les lacis neuraux.

— Transmise ? dit Veppers. Où ça ?

— Pas très loin… commença à dire Jasken.

Sulbazghi l’interrompit en secouant la tête.

— Je ne vois pas comment. J’ai effectué mes propres recherches. Cela prend du temps, et nécessite un équipement clinique complet. Il s’agit de la personnalité entière d’un individu, avec chacun de ses souvenirs. Ce n’est pas le genre de chose qu’on transmet en deux secondes comme un vulgaire texte compressé.

— Nous avons affaire à ce que les aliens appellent une technologie de Niveau Huit, répliqua Jasken d’un ton méprisant. Vous ne savez pas de quoi c’est capable. Nous sommes comme des primitifs qui n’auraient pas encore inventé la roue, et qui regarderaient un écran en disant que ça ne peut pas marcher, parce que personne ne peut refaire des dessins aussi vite sur la paroi d’une caverne.

— Il y a quand même des limites, insista Sulbazghi.

— Sans aucun doute, dit Jasken. Mais nous n’avons aucune idée de ce qu’elles sont.

Sulbazghi s’apprêtait à répliquer, mais Veppers ne lui en laissa pas le temps.

— Bon, dit-il, quoi qu’il en soit, messieurs, c’est sans doute une mauvaise nouvelle. (Il tendit l’objet à Sulbazghi. Celui-ci le remit dans une poche de sa blouse, qu’il referma soigneusement.) Ainsi donc… Si cet engin a enregistré son état mental, j’imagine qu’il saurait…

— Tout ce qui s’est passé jusqu’à l’instant de sa mort, compléta Sulbazghi.

Veppers hocha doucement la tête.

— Jasken, dit-il, demande à Yarbethile quelles sont nos relations avec la Culture, veux-tu ?

— Oui, monsieur, dit Jasken.

Il se détourna pour contacter le Secrétaire privé de Veppers qui devait déjà être à son bureau dans la nacelle administrative du Halo VII. Il écouta un moment et marmonna quelque chose avant de se retourner.

— Il me dit qu’elles sont « nébuleuses ». (Jasken haussa les épaules.) Je ne suis pas certain qu’il cherche à faire de l’humour.

— Ma foi, dit Veppers, nous n’avons pas vraiment grand-chose à faire avec eux, avec la Culture, n’est-ce pas ? (Il regarda les deux hommes.) Non, pas vraiment…

Jasken secoua la tête tandis que Sulbazghi, les mâchoires crispées, regardait ailleurs.

Ils ressentirent un choc un peu inquiétant. C’était le Halo VII qui, après s’être silencieusement reconfiguré pendant les deux ou trois dernières minutes, s’engageait précisément à l’heure prévue sur une grande plage de galets avant de pénétrer dans les eaux embrumées et torpides de la Mer intérieure d’Olygine, où il se transforma en une gigantesque roue à aube sans presque ralentir son allure.

— Nous avons besoin de creuser cette affaire, c’est une évidence, dit Veppers. Jasken, utilise toutes les ressources nécessaires. Tiens-moi informé quotidiennement.

Jasken acquiesça, et Veppers se leva en faisant un signe de tête à Sulbazghi.

— Je vous remercie, docteur. J’espère que vous resterez pour le petit déjeuner. Mais à présent, s’il n’y a plus rien d’autre, j’aimerais aller m’habiller. Veuillez m’excuser.

Il se dirigea vers le passage menant à sa chambre, qui était actuellement reliée à la nacelle du salon. Comme cela lui arrivait parfois, Veppers trouva que le léger balancement de la Roue dans les flots lui donnait vaguement mal au cœur.

Il était sûr que ça passerait.

La Culture -09- Les Enfers Virtuels
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